ISSN: 1918-5901 (English) -- 1918-591X (Français)

 

2009: Volume 2, Issue 1, pp. 41-61

 

Éthique des médias sociaux et économie de la participation:
Vers une nouvelle approche éditoriale? Une étude comparative

Ghislain Deslandes
ESCP Europe, France

Laurent Fonnet
MCG, France

Antoine Godbert
ESCP Europe, France

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Abstract:

Users are no longer passive in their consumption of digital content. They directly participate in the media conversation, which is no longer the prerogative of professionals. Users are becoming a fully-fledged productive and critical force, especially vis-à-vis information professionals who are seeing their role transformed by the emergence of social media. A co-creation process for content production is being established. Illustrated by a comparison of three French websites, Agoravox, Rue89 and LePost.fr, and based on the literature, this emerging phenomenon is analyzed here from several angles, particularly ethics. In this exploratory study, the authors first analyze the transformations of the role and social functions of journalism: when the media become relational, what could be the journalist’s new position? How can the journalist remain the one who manages the transfer of ideas and opinions? Secondly they study, and limit, the ethical implications of this alleged “back-to-roots journalism”. They also observe a homogenization of approaches; the “French exception” could only be the manifestation of a transitional phase before a paradigm closer to the one studied in the USA and Nordic countries takes over.

Keywords: Agoravox; Collaborative Production; Consumer Power; French News Websites; Lepost.Fr; Participation Economy; Participatory Journalism; Rue89; Social Media Ethics

Résumé:

Dans leur consommation des contenus numériques, les utilisateurs ne sont plus passifs. Ils prennent directement part à la conversation médiatique, qui n’est plus l’apanage des seuls professionnels. Ils deviennent ainsi une force à part entière, productive et critique, surtout à l’égard des professionnels de l’information, lesquels voient leur rôle transformé par l’émergence des médias sociaux. Un processus de co-création peut alors s’instaurer dans la fabrication du contenu. Illustré par la comparaison de trois sites français, Agoravox, Rue89 et LePost.fr, le phénomène encore émergent est ici analysé, à partir de la littérature et sous divers angles, notamment éthique. Dans cette étude exploratoire, les auteurs analysent d’une part les transformations du métier de journaliste: quelle est sa place en effet lorsque les médias deviennent relationnels? Peut-il être encore celui qui concoure à la circulation des idées? D’autre part, ils étudient, puis limitent, les implications éditoriales et éthiques de ce soi-disant journalisme “revenu aux sources”. Ils constatent notamment l’homogénéisation des approches au niveau international; “l’exception française” identifiée ne pourrait donc être que l’illustration d’une phase de transition, avant qu’un paradigme plus proche de celui étudié aux États-Unis ou dans les États nordiques ne s’impose.

Mots-clés: Agoravox; Économie de Participation; Éthique des Médias Sociaux; Journalisme Participatif; Lepost.Fr; Pouvoir des Consommateurs; Production Collaborative; Rue89; Sites D’information Français

Au moment où les médias deviennent relationnels, quelle est la place du journaliste? Dans un univers où ne cesse d’augmenter le nombre des produits éditoriaux bruts ou semi-finis (dépêches d’agence, blogues, sites communautaires, Flux RSS, agrégateurs de contenu…), a-t-il perdu toute influence? Pris sans répit sous le feu de la vigilance des lecteurs, écrasé sous la masse informationnelle, le journaliste a-t-il encore les moyens d’être ce “gatekeeper” (Shoemaker, 1991; Johanna & Adams-Bloom, 2008) qui donne accès à l’information, qui convoque les acteurs de la vie sociale, qui préside à la circulation des idées? Dans notre époque où l’information n’est plus aussi rare que par le passé, comment la profession peut-elle, en repensant le modèle traditionnel de sa fonction “sociétale”, contribuer à l’élaboration d’une éthique propre aux médias sociaux d’information?

À partir de cette question de recherche, nous étudions d’abord la montée en puissance des médias sociaux grâce à la littérature qui lui est consacrée depuis quelques années, notamment dans le champ des sciences de l’information, autour des notions de fragmentation des contenus et d’économie de la participation. Nous analysons ensuite trois sites francophones, Rue 89, Agoravox et le Post.fr, lesquels ont notamment sacralisé l’arrivée dans le monde de la blogosphère de journalistes issus des médias traditionnels, qu’ils ont souhaité présenter comme des parangons d’un journalisme libéré du poids des opérateurs économiques et de nouveau en relations directes avec l’opinion publique. Nous essayons de déterminer s’ils présentent les données d’une “exception française”, ce concept qui a trouvé une pertinence dans les années 90 pour expliquer une opposition à une vision du monde “libérale” et “anglo-saxonne” dans le contexte d’une mondialisation de plus en plus prégnante sur le plan économique et culturel, mais aussi politique (Tinard, 2001). Nous tentons enfin de dégager les réels enjeux que cette évolution fait peser sur l’éthique journalistique, et les transformations que l’on peut logiquement en attendre, à l’heure où les approches éditoriales des acteurs évoluent aussi vite que la technologie.

Médias de masse et médias sociaux

La montée en puissance des médias sociaux

Dans la concurrence et la course à l’audience incessantes que se livrent aujourd’hui les médias de masse et les médias sociaux, dans lesquels des services Internet permettent à des individus de partager et d’entretenir plusieurs niveaux de connexion (Boyd & Ellison, 2007), c’est d’abord le rapport de forces entre éditeurs et utilisateurs qui se trouve transformé. D’une part, le contrôle du contenu n’est plus l’apanage des seuls journalistes professionnels ; d’autre part, le développement des médias sociaux montre de la part des utilisateurs une appétence forte pour la gratuité des services (Maigret, enGreffe & Sonnac, 2008), ce qui entrave la monétisation par les éditeurs. Enfin, l’offre éditoriale n’a plus vocation à être “fédératrice” mais “personnalisée”, incitant les éditeurs à proposer des offres spécifiques, un phénomène que Greffe et Sonnac qualifient justement de “customisationde masse” (2008: 32).

Du reste, cette mutation de l’univers des médias dans son ensemble ne fait que reproduire une transformation de la société en elle-même, toujours plus sécularisée et désacralisée (Bougnoux, 2001), sur un modèle décrit par Weber pour décrire la modernité. Les lecteurs ne se satisfont plus, ou de moins en moins, d’un modèle de légitimité culturelle verticale, “pensée comme pyramidale” (Maigret, enGreffe & Sonnac, 2008: 133).

Les citoyens sont toujours plus prompts en effet à dénigrer les pouvoirs institutionnels, les églises, les syndicats, mais aussi les grands médias dans leur forme conventionnelle auxquels ils font de moins en moins confiance. Et ils souhaitent limiter d’autant l’influence des intermédiaires quels qu’ils soient (Rieffel, enGreffe & Sonnac, 2008).

Le contrôle direct des médias sociaux par les utilisateurs est devenu davantage une évidence, c’est un principe. Selon Lietsala et Sirkkunen, “social media is [sic] a term that is used to describe web services that receive most of the content from their users or that aggregate the content from other sites as feed” (2008: 13). À l’heure du “Web 2.0” et de l’avènement des contenus numériques autoédités, ce sont les frontières habituelles, quasi-ontologiques, entre les créateurs et les lecteurs qui disparaissent. Les individus font eux-mêmes le choix de ce qui les intéresse, tâche auparavant dévolue aux professionnels de l’information; ils ne sont plus passifs comme par le passé. C’est ainsi une nouvelle relation au nombre, à la multitude, à la “masse” qui apparaît, dans laquelle une place est faite à l’individualisme, à l’affirmation de soi, autre signe patent de la modernité.

Dès lors, l’apprivoisement de la question du nombre par l’émergence de ce que l’on pourrait appeler un “individualisme de masse” est ce qui marque le plus profondément ce changement de paradigme, ce “nouvel écosystème” (Bowman & Willis, 2005), que nous tentons de décrire ici. À l’âge de la conversation, à l’heure de l’egocasting, c’est le consommateur, l’audience, qui semble pouvoir décider de tout.

De la fragmentation à l’“atomisation des médias”?

Plus qu’un simple facteur de remise en cause, la fragmentation, qui est d’abord apparue avec les radios libres, la télévision par câble et la presse thématique, a été, et demeure, une opportunité de marché pour les entreprises du secteur (Deslandes, 2008). Elle a aussi permis aux supports eux-mêmes de mieux connaître leurs publics, tout aussi fragmentés, c’est-à-dire de maîtriser un marketing de niche propre à maximiser la rentabilité (Aris & Bughin, 2005).

Certes, les supports médiatiques “fractionnés” ont maintenu le souci du nombre, mais d’une manière qui n’est plus celle des médias de masse. Ceux-ci, en effet, ont toujours été parcourus et transcendés par l’idée démocratique (“Nous le Peuple” sont les premiers mots de la constitution américaine), par celle du lien social renforcé que comporte toujours la mission “fédératrice” des médias de masse. Cela fait référence à ce besoin de culture commune—évoquée par Adler en 1985—comme étant le facteur explicatif du phénomène des superstars (Moreau, enGreffe & Sonnac, 2008). “Ce qui permet de dire durablement nous” comme l’évoque à son tour Bougnoux (2001: 67). Le fondement même de l’acte de communiquer, décrit par Wolton, “est d’être général” (1990: 120). Lequel est précisément, poursuit le sociologue, à l’origine du double reproche fait à la télévision généraliste: “l’homogénéisation – tout le monde regarde la même chose – et l’atomisation – chacun la regarde seul” (136).

Si cette seconde critique, l’atomisation, nous semble difficilement opposable aux médias de masse, qu’en est-il vraiment à propos des médias fragmentés? Et plus encore des médias sociaux dont on peut dire qu’ils sont à l’état le plus avancé du processus de morcèlement que nous décrivons ici? Comment en effet, dans un continuum d’univers de plus en plus communautaristes et de moins en moins tournés vers la collectivité au sens large, jonchés de “portmanteau media offerings” (Küng, 2008), maintenir la logique de l’espace public?

Nous allons répondre à ces questions en essayant de montrer que cette évaluation pour le moins pessimiste, qui verrait dans le développement des médias conversationnels à la fois un émiettement démocratique doublé d’un risque d’écroulement de l’univers des médias tels que nous le connaissons, ne résiste pas au premier niveau d’analyse que l’on peut en faire. L’Internet, support grâce auquel la communication one-to-one a pu s’étendre, grâce auquel on diffuse autant qu’on récolte, résulte au contraire d’une philosophie du partage, décentralisée et collaborative (Bowman & Willis, 2003). Ce tournant collaboratif suppose en effet l’abaissement des barrières à l’entrée du civisme et de l’engagement de toutes natures (Suoranta & Vaden, 2008).

Aussi, nous allons également essayer de montrer que cet accès à des contenus délinéarisés (Catch-up TV, VoD, Podcast, Mobiles services et TIVO) et cette production de contenus autoédités numériques, symboles du “pouvoir” supposé des lecteurs (Le Diberder, enGreffe & Sonnac, 2008), ne suppriment pas, bien au contraire, les opportunités de marché pour les entreprises du secteur.

De la conversation et des contenus partagés à l’économie de la participation

Comme l’expliquent Hietanen, Oksanen et Välimäki, Internet a transformé la manière avec laquelle les contenus médiatiques se consomment. Non seulement les utilisateurs ne sont plus passifs, “but they also remix, mash up, create and share” (2007: 5). L’implication de l’utilisateur final ne cesse en effet d’augmenter. Cette évolution a été en particulier étudiée par Schaedel (2008), qui distingue les types de contenus crées par les utilisateurs, au nombre desquels le citizen journalism, les blogs, le social networking, le peer review, l’audio podcast, le “foto-reporter”, la video community et l’open movie. Son étude se concentre plus spécifiquement sur la motivation des utilisateurs et les niveaux de leur intégration dans le processus de création et de distribution des contenus: user-developped fonctionnality (Linux, World of Warcraft), user-generated content (YouTube, Wikipedia), user-organized content (Slashdont, Digg), user-marketed content (Firefox, Amazon), user-distributed content (eDonkey, Gnutella) sont les différents niveaux identifiés, du plus faible au plus élevé. Dans cette chambre des “échos et des egos” telle que décrite également par Vedel (enGreffe & Sonnac, 2008), on retrouve les besoins d’accomplissement et de reconnaissance décrits par Maslow, et on remarque la coexistence entre l’envie de s’affirmer d’un côté (“Nous sommes passés d’une télévision de l’être ensemble vers une télévision de l’être soi-même” confirme Missika (2007)), et le désir, de l’autre, de construire des liens avec autrui, que Vedel nomme la fonction “phatique” (2008).

De fait, le pluralisme n’est plus l’apanage des seuls éditeurs et des journalistes mais appartient également aux utilisateurs/créateurs. Par leur comportement pro-actif, devenu une véritable force collective, ceux-ci deviennent partie prenante dans la création de valeur de la plateforme Internet elle-même. Tantôt prévisible, déconnecté, fidèle et improductif, l’utilisateur/créateur devient maintenant mobile, imprédictible, critique et productif. C’est ce que l’on qualifie d’économie de la participation, de “peer-to-peer economy”, ou encore de “crowdsourcing”, aux accents proches de la “gift economy” de Richard Barbrook (1995), dont les retombées sont aussi bien individuelles, sociales qu’économiques. Elle crée en effet de la valeur d’usage, de l’autonomie, du capital social pour les participants, et à mesure que l’activité participative se déploie, de la valeur économique pour la plateforme éditoriale elle-même. Sur le plan économique en effet, l’efficience de la production collaborative comporte un aspect tout à fait particulier: elle ne coûte rien à l’éditeur, hormis les éventuelles conséquences juridiques variables liées aux droits d’auteur (Hietanen, Oksanen, Välimäki, 2007). C’est bien en cela que, pour Bauwens, elle correspond finalement, selon un principe inédit d’individualisme coopératif, à un modèle de propriété et de gouvernance résolument alternatif (2005) dont les conséquences seraient comparables, dans l’industrie du software, à ce qui oppose les logiciels propriétaires à l’open source. Étudiant l’économie politique de la peer production, l’auteur remarque que l’intervention de chacun se fait sans a priori, mais qu’elle est, ou non, validée a posteriori par les pairs. Aucun passe-droit préalable n’est requis, aucune compétence n’est reconnue avant de l’être, le cas échéant, par les initiés dont le cercle s’élargit. Retrouvant ici les analyses de Heron (1998) concernant la relation entre autorité et participation, il précise que le mode opératoire de l’économie de pair à pair ne saurait être tout à fait dénué de hiérarchie ou de structure, mais que celui-ci ne peut s’établir en opposition avec le principe méritocratique qui fondamentalement le régit.

Ces arguments liés à l’utilisation du langage IP et à la structure des coûts sont réellement fondamentaux selon Tapscott et Williams. Ils étudient dans leur ouvrage Wikinomics, comment l’intelligence collaborative bouleverse l’économie? les conditions de développement efficace de cette nouvelle forme productive. Selon eux, la nécessité de réduire autant que possible “les coûts d’unification de ces éléments en un produit fini, y compris les fonctions de coordination et de contrôle de qualité” (2007: 83) joue également un rôle important dans le succès de cette sharing economy. Le rachat, en juillet 2007 par News Corporation, du site communautaire MySpace pour 580M$ (Boyd & Ellison, 2007: 7), qui a pu surprendre à l’époque, montre bien que l’avenir des acteurs se joue également sur cette faculté à tirer avantage de cette économie du partage. C’est-à-dire, au fond, de leur capacité à mettre en place des supports multidirectionnels, dotés d’outils originaux et puissants de mise en relation des utilisateurs, d’hébergement de leurs œuvres, simples à utiliser et à transformer et à favoriser ainsi les fameux “effets de réseaux”, particulièrement recherchés dans l’économie participative, qui augmentent à mesure que croît l’intensité qualitative et quantitative du site, dans un sens réciproque pour les consommateurs individuels et pour la communauté (Bomsel, enGreffe & Sonnac, 2008). Réduire ces coûts aide également à bénéficier des avantages de la communication “réticulaire” et “mimétique” identifiée par Rieffel (enGreffe & Sonnac, 2008: 110), qui multiplie les occasions d’établir le dialogue, le “tête-à-tête”, via des blogues et forums de toutes natures. Ces outils collaboratifs développés par les médias sociaux se doivent donc d’offrir à la communauté d’utilisateurs les moyens de leur expression et de l’accomplissement de leurs buts, parfois en respectant des processus de validation éditoriale proches des médias traditionnels, parfois en les inversant: “Dans la diffusion traditionnelle, l’ordre consiste à ‘filtrer puis publier’. Dans ces communautés le processus est inverse: ‘publier, et ensuite filtrer’”. Ces nouveaux mécanismes de publication doivent finalement garantir la possibilité, pour chaque participant, de jouer tous les rôles, de modérateur, d’éditeur, d’auteur, de documentaliste, d’illustrateur, de commentateur, de lecteur ou d’annonceur (Bowman & Willis, 2003).

On comprend mieux alors le sens de l’expression popularisée par le journaliste Dan Gillmor de “We Media” (2004), ou celle de Bowman et Willis évoquant “The Daily We” (2003: 7), pour célébrer la naissance du journalisme participatif, c’est-à-dire la possibilité offerte à tout individu de collecter, hiérarchiser, analyser l’information, de “faire du journalisme” pour son propre compte et celui de la communauté à laquelle il appartient.

Il nous faudra donc, pour appréhender les conséquences de la prise de contrôle des utilisateurs à l’âge de la conversation, observer ce qu’il en résulte pour les journalistes eux-mêmes.

Vers une nouvelle approche journalistique?

Pour Bruns, le journaliste doit devenir le “gatewatcher”, observateur attentif du flux informationnel qui évalue et analyse la valeur des informations disponibles en fonction des sources, elles-mêmes de qualité variable (2005), afin, selon Wolton, “que l’information (ne soit pas) que le déferlement inintelligible du bruit et de la fureur dans la salle à manger des citoyens” (1990: 150). Bardoel et Deuze utilisent quant à eux le concept de “guidedog”, en opposition à “watchdog”: le journaliste est celui qui utilise ces nouvelles sources d’informations à son avantage, multipliant les perspectives qui proviennent directement des lecteurs. En quelque sorte, le journaliste partage les tâches qui lui sont originellement assignées (2001). Le Cam remarque en effet, pour le contexte américain, l’influence souvent positive, stimulante, des weblogs d’actualité sur le travail journalistique traditionnel (2006).

Selon Gillmor, la mutation est plus profonde encore. Il en appelle à un journalisme allant dans le sens de l’histoire, plus ancré sur les réalités du terrain, plus transparent, plus horizontal, plus démocratique (2004). Selon lui, le combat d’un journalisme omniscient est perdu d’avance: quelle que soit la qualité de l’investigation, sur un sujet précis, les lecteurs directement concernés par le sujet en sauront toujours plus (Gillmor, 2005). La production collaborative serait donc positive pour des journalistes trop soumis aux contraintes organisationnelles et aux limites de leurs sources habituelles. Deuze, à l’inverse, limite l’impact des médias sociaux sur le journalisme en tant que tel: les utilisateurs veulent d’abord partager leurs expériences, échanger avec leurs pairs, raconter leur histoire, avant d’usurper quelque fonction sociale que ce soit. La contribution au journalisme, exceptionnelle, n’intervient qu’en fin de processus, le plus souvent pour venir en appui des travaux journalistiques, en apportant un témoignage contradictoire, en nuançant un point de vue, en prolongeant les conclusions d’un article (2006). Ce que confirme largement l’étude menée par Bloom et Cleary, sensée valider ou infirmer l’hypothèse d’une permutation de rôle entre audience et journalistes dans l’accès à l’information—l’audience devenant “gatekeeper” en lieu et place des journalistes dont c’est pourtant le rôle traditionnel—et qui montre en fait qu’une large majorité des sites d’information étudiés n’engagent pas les citoyens dans un quelconque processus journalistique. Pour Safran enfin, ce que l’on voit sur ces sites participatifs serait moins du journalisme à proprement parler que de ce qu’il appelle du méta-journalisme, “reporting on reporting” (2005: 21), c’est-à-dire un travail visant à séparer le vrai du faux, le bon du moins bon, dans ce qui est rapporté par les utilisateurs. Le journaliste n’étant plus reporter lui-même mais conservant une part de ses prérogatives dans la sélectivité de l’information.

Bowman et Willis ont particulièrement analysé les self-correcting process des différents outils collaboratifs disponibles. Ils distinguent notamment le rôle des modérateurs et de l’autocensure dans les groupes de discussion, le souci d’être à l’écoute des remarques, même divergentes, des lecteurs sur les blogues, la propension des participants à mettre en place un système de validation hiérarchique dans les systèmes collaboratifs et à définir un classement des messages dans les environnements peer-to-peer. Les différentes fonctions journalistiques comme le commentaire, le filtrage, la vérification rapide, le témoignage de première main, le rapport analytique, le peer review y sont présentées et disséquées. Il n’en reste pas moins que ces nouvelles formes de gestion du contenu éditorial, susceptibles de faire converger des intérêts apparemment contradictoires, posent des questions décisives sur le plan économique pour tout le secteur des médias. Comme le constate Lucy Küng, si les médias dits “de masse” déclinent, une “masse critique” leur est néanmoins nécessaire pour survivre (Küng, 2008). Enfin, Le Diberder en appelle au “sang-froid” et rappelle utilement que les contributeurs des sites sociaux sont aussi “les clients les plus fidèles de la culture et des médias traditionnels” (Le Diberder, enGreffe & Sonnac, 2008: 56); il convient d’abord de s’interroger sur la manière de relever ces défis du futur. Par-delà l’atomisation des médias et les questions de propriété intellectuelle de la production collaborative de contenus, il faut donc trouver les bonnes réponses qui permettront de ne plus considérer que seuls les médias de masse ont le potentiel pour “maximiser les profits” (Wolton, 1990: 112). Ces réponses sont à considérer du côté des micros-paiements ou “à l’acte”, des donations volontaires, des souscriptions à des services bien sûr, mais aussi sur le terrain de revente de contenus ou de licence à des tiers, de publicité, via Google AdSense par exemple (Lietsala & Sirkkunen, 2008).

Toutefois, les cas diffèrent selon les cas: les sites de partage de contenu, (Flickr), de création de blogues (Technorati, Skyblogs), d’agrégation de contenus jugés par les utilisateurs (Dailymotion), de réseaux sociaux (Facebook), de mondes virtuels (Second Life) ou de wikis (Wikipedia) ne peuvent être assimilés à des sites de production collaborative comme Slashdot.com ou Ohmynews. Dans le Slashdot par exemple, un site d’information qui opère une juste synthèse entre le weblog collaboratif et la plateforme de discussion, ce sont les utilisateurs qui occupent le poste de directeur de la rédaction: lorsqu’un article est plébiscité, il occupe la Une de la page d’accueil (Tapscott & Williams, 2007). De même, il existe une hiérarchie entre les contributeurs qui deviennent modérateurs, puis métamodérateurs, et peuvent enfin obtenir le Karma, une forme de reconnaissance remise par les membres de la communauté, aux participants les plus appréciés pour leur contribution, qui deviennent alors une sorte de Primus inter pares (Bowman & Willis, 2003).

Le second, Ohmynews, est un site coréen qui va encore plus loin dans le mélange entre journalistes professionnels et citoyens. Les premiers (“frontline copyeditors”) sélectionnent les papiers qui valent d’être publiés, mais ce sont des citoyens, au nombre de 42 000, qui en alimentent le contenu. Comme le fait remarquer le rédacteur en chef du site Jean K. Min, car cette fois il en existe un, 30% des articles soumis sont rejetés pour des raisons de forme ou de fond. Ici, les journalistes, non contents d’être de plus en plus incités à mettre eux-mêmes l’information en forme (Rieffel, enGreffe & Sonnac, 2008), jouent également le rôle de coach, d’animateur et de formateur. Les participants (“apprentis-rédacteurs”) apportent aux journalistes (“participation architects”) un autre regard sur l’actualité, plus frais, plus neuf (Bowman & Willis, 2003; Min, 2005; Deuze, 2006; Bloom & Cleary, 2008).

En conclusion, c’est un processus de co-création qui s’instaure, à partir de l’interaction stimulée et stimulante entre participants, journalistes et éditeurs, où naît le produit final. Le contexte propre du lecteur est pris en compte puisqu’il s’insère dès l’origine dans la fabrication du contenu (“customer-centric” selon Prahalad & Ramaswamy, 2003: 14). De là, une plus grande confiance règne entre le support et les différentes parties prenantes (Prahalad & Ramaswamy, 2003; Prahalad & Ramaswamy, 2004).

Analyse de trois sites français

Pour illustrer le développement et les problématiques des médias participatifs en France, notre choix s’est porté sur trois sites, Agoravox, LePost.fr et Rue 89, dont le nom a été choisi pour deux raisons: la “rue” est censée représenter un lieu de rencontre et de discussion alors que 89 est un chiffre chargé de symbole historique, qui évoque notamment la Révolution française et la chute du mur de Berlin, deux grands moments d’affirmation de la Liberté. Ils nous sont apparus particulièrement représentatifs de cette nouvelle forme de communication: le premier est emblématique et pionnier parmi des sites citoyens et communautaires qui se sont créés en France, le second est une filiale de Le Monde Interactif, le troisième est une initiative d’anciens journalistes de Libération.

La première étape de constitution du tableau général a consisté en une analyse de la “Une”, point d’entrée “naturel” (même si le rédacteur en chef du Post.fr, Benoit Raphaël, exprime un autre avis). Nous avons également établi les paramètres relatifs à la mise en forme, aux informations quantitatives et qualitatives issues des articles ou des posts (voir Annexe 1). La seconde étape a été centrée autour du projet lui-même (création, forme juridique, modèle économique, choix éditorial) avec un intérêt particulier sur l’équipe rédactionnelle, son organisation et ses actions en utilisant notamment la classification proposée par Thurman. La troisième s’est focalisée sur l’étude des autres colonnes, vidéos, tags et liens, et renvois à d’autres sites. Enfin, nous avons répertorié les paramètres de “membership” qui expriment la volonté du site de développer le sentiment d’appartenance à un club, comme la procédure d’adhésion, le nombre de visite en cours, les actions d’animation d’un réseau en dehors du site et les suivis des citations du site sur les autres médias (sa notoriété et reconnaissance par les autres acteurs médiatiques).

Ces trois sites ont quelques paramètres communs mais différents sur beaucoup d’autres. Ceci prouve que le positionnement de média participatif n’impose pas un modèle tant sur le plan éditorial qu’artistique. En revanche, le volume important d’informations et surtout de commentaires surprend l’usager de médias classiques qui a parfois du mal à distinguer le principal de l’accessoire. S’agissant de l’éthique journalistique, les paramètres qui nous ont semblé représentatifs sont la charte éditoriale, le circuit de validation des contributions et le niveau d’implication des journalistes. Force est de remarquer que les trois sites n’ont pas la même approche éthique de la participation: Agoravox, bien que respectueux de son objectif éditorial (tous les citoyens, des informations inédites), filtre avant diffusion en ligne par un comité composé de trois journalistes et de modérateurs agréés (théoriquement 2000) par les autres membres du comité, aucun article n’est rédigé par la rédaction. En revanche, les rédactions de Rue89 et LePost.fr rédigent des articles et ne modèrent les contributions que sur alerte par les lecteurs, leur rôle se rapproche alors de celui d’animateur du site. Ces éléments nous amènent toutefois à plusieurs niveaux d’analyse sur le développement des médias sociaux d’information français, dans leur rapport à l’éthique journalistique, que nous allons maintenant pouvoir approfondir plus nettement.

Les médias sociaux français sont encore en voie de développement

Le track-record des fondateurs, le volume important des commentaires créés autour des articles, les partenariats noués avec des entreprises à dimension mondiale (Yahoo, Dailymotion) indiquent clairement que le stade de l’artisanat ou du peer-to-peer libertaire est dépassé. Les entreprises étudiées souhaitent devenir des entreprises de médias différentes, mais, en même temps, sont officiellement inscrites dans un processus de développement économique, voire capitalistique.

Toutefois, les faiblesses recensées (volume de visites encore limité, équipe réduite ne pouvant développer un système aussi complexe que celui d’Ohmynews, présence encore marginale des modérateurs, choix encore ambigu en faveur des recettes publicitaires) indiquent que ces entreprises sont encore dans une période d’émergence et de lente affirmation. Dans ce contexte, le fait qu’Agoravox se présente comme le site français le plus formellement défini comme un média participatif alors qu’il est en fait celui qui bénéficie du moins de visites des trois, fait question.

La recherche de services qui facilitent l’usage des internautes, la place éminente accordée aux commentaires et les liens très nombreux vers d’autres sites montrent cependant que “l’individualisme de masse”, cher à Bowman & Willis (2005), influence également l’évolution des médias en France. Dans ce contexte, la relation ambiguë avec le traitement de l’actualité “commune”, délaissée, de manière affirmée ou non, au profit d’informations intéressant les membres, montre que la “customisation de masse” est également en marche en France.

Notons enfin leur indépendance relative aux formes médiatiques traditionnelles. En effet, ce sont des journalistes qui les ont créés les trois modèles que nous avons étudiés, soit pour prolonger un média existant (le Post.fr) soit, au contraire, pour le contester (Rue89). La dynamique de départ n’a donc pas été une création ex nihilo à partir d’une reconnaissance de l’émergence d’un journalisme citoyen (Gillmor, 2004), mais bien une prise de conscience de la nécessité de faire évoluer les formes d’engagement et de créativité des journalistes traditionnels. Loin de couper avec les médias traditionnels, les médias sociaux apparaissent donc comme leur prolongement, prolongement critique certainement, mais pas une rupture totale.

Un Journalisme “revenu aux sources”?

Notre étude ne se veut qu’un point de départ. Les médias sociaux en France constituent un phénomène très récent, mais pas plus évolués que ceux provenant de pays où ils ont été déjà bien étudiés (Finlande, États-Unis et Royaume-Uni en particulier). Les précurseurs du début des années 2000 y ont été plus discrets et ce n’est réellement qu’avec l’arrivée des réseaux sociaux d’origine étrangère (LinkedIn, Facebook…)—surtout remarquée par les médias traditionnels—que le phénomène a commencé à devenir une source d’intérêt pour la blogosphère traditionnelle dans un premier temps, pour l’opinion publique dans un second temps et, aujourd’hui, pour la recherche.

De manière similaire aux États-Unis avec le 11 septembre 2001 et l’élection présidentielle de 2008, les moments importants de sensibilisation/mobilisation de l’opinion publique ont joué un rôle non négligeable dans l’accroissement en volume des médias sociaux. Le référendum national sur le projet de constitution européenne en 2005 puis l’élection présidentielle de 2007 ont joués en ce domaine un rôle fédérateur. Mais il reste encore à étudier l’impact exact de ces moments-clés dans l’évolution des contenus et, surtout, dans la structuration même du secteur. Les trois exemples que nous avons étudiés sont sans doute davantage des “images” fixistes d’une période d’émergence (2005-2008) que les présupposés d’un développement dont nous ne pouvons envisager pour le moment que des pistes encore trop multiples pour être pleinement satisfaisantes.

Combien de journalistes des médias traditionnels ont-ils abandonné les entreprises “classiques” au profit des médias sociaux? Si la création de Rue89 ou du Post.fr a probablement remis au goût du jour l’idée que le journalisme était autant une vocation exigeant un engagement particulier, dont l’accomplissement était de faire et de défaire “l’opinion”, qu’un métier comme un autre répondant aux besoins d’un marché, et si elle a eu tendance à participer à une stigmatisation des médias traditionnels créateurs d’un désenchantement citoyen, son poids réel reste à définir. Une étude quantitative dynamique s’imposerait dans ce domaine. Elle devrait s’avérer en France à la fois simple à cause de l’encadrement strict de la profession par la carte de presse et compliquée du fait de l’augmentation croissante de “free lances” travaillant en dehors des cadres créés par et pour les instances professionnelles. Il n’en reste pas moins que ce dénombrement critique devrait permettre de répondre à la fois à deux questions: les journalistes ont-ils pris conscience du changement de paradigme en cours au point d’accompagner son développement? Ne sont-ils qu’une composante importante en image, mais marginale en importance économique, de l’ensemble des médias sociaux?

Cette étude quantitative pourrait être accompagnée d’une analyse comparative de la sociologie des journalistes engagés dans le développement des sites Internet d’information liés aux organes traditionnels. Quelles sont les disparités entre les différents types sectoriels (télévision, radios, presse magazine, presse quotidienne nationale ou régionale) et ces différences sont-elles plus apparentes entre entreprises qu’entre secteurs? Cette analyse pourrait également ouvrir des perspectives nouvelles dans l’approfondissement d’une question importante pour la compréhension d’une profession à la fois en croissance numérique et en propension croissante à l’autodénigrement: comment les journalistes des médias sociaux se considèrent-ils? comme une avant-garde? une composante marginale? un groupe “classique” s’adaptant juste à son environnement? Cette étude contribuerait à mieux définir cette momentuous transition appréhendée dès le début de ce siècle (Kovach & Rosentiel, 2001).

Conclusion

De nombreux services d’information, en particulier dans les médias audiovisuels, ont été victimes depuis une quinzaine d’années, en France, d’”affaires” liées généralement à une divulgation prématurée d’information s’étant révélée par la suite fausse ou erronée. L’affaire Baudis, par exemple, une prétendue implication de l’ancien maire de Toulouse, ancien ministre, président du CSA, dans un réseau de prostitution internationale, ou encore l’affaire AZF qui révélait l’existence supposée d’un mystérieux groupe de terroristes menaçant de faire sauter des bombes le long des voies ferrées; et qui communiquait avec le ministère de l’Intérieur par le biais de petites annonces paraissant dans un quotidien national. Ces fautes professionnelles ont connu d’importants retentissements dans l’opinion publique quand il s’agissait soit de l’annonce d’un décès de personnalités particulièrement bien portantes ou de la négation d’événements largement couverts par les médias internationaux (ex: attentats du 11 septembre 2001 notamment contre le Pentagone à Washington).

Cette prise de conscience interne et externe à la profession a conduit à un durcissement du cadre juridique général encadrant le recel et la divulgation des informations (Civard-Racinais, 2003). Mais elle a été aussi à la base d’une intense réflexion sur les “préalables” déontologiques nécessaires à l’exercice de la profession (Le Bohec, 2000). À l’intérieur des rédactions, le renforcement des règlements intérieurs, l’établissement de chartes déontologiques sont devenus des pratiques obligatoires. Ils ont souvent été considérés comme les meilleures solutions aux soucis du management et aux interrogations propres des journalistes, même si des dérapages récents ont encore montré qu’ils ne constituaient pas des protections infaillibles (ex: affaire Sevran ou l’annonce prématurée du décès d’un des principaux animateurs de la télévision publique par un média radiophonique privée dont le directeur était également président de la chaîne de la principale télévision parlementaire).

Dans les médias sociaux, ces garde-fous semblent a priori beaucoup moins prisés. La croissance des wikis et des blogues a notamment été la base d’un rapport à l’information davantage centré sur l’accumulation et l’originalité que sur la “non-falsifiabilité” du propos. L’approche “libertaire” défendue par les nouveaux “journalistes citoyens” se double très souvent d’une répulsion forte pour tout contrôle extérieur. À l’inverse, les créateurs de sites d’information venus des rédactions “classiques” aiment suggérer que les supports de l’Internet offrent une pertinence plus “originelle”. Dénonçant les difficultés à publier dans les médias traditionnels des informations considérées soit comme “non rentables” soit comme “dangereuses” pour les propriétaires ou actionnaires des entreprises de plus en plus concentrées du secteur, ils mettent en avant une “liberté” nouvelle offerte par la simplicité technologique et la taille du public potentiel. À une guerre de l’information qui constituerait l’avenir inéluctable de l’organisation économique et sociale des rédactions traditionnelles, de moins en moins libres du choix et de la hiérarchie des sujets à traiter et de plus en plus tenus à une formalisation/réduction de leur exposition, ils opposent “une paix perpétuelle” de l’Internet qui naîtrait de la masse d’informations véhiculée par les médias sociaux.

Cette conception “progressiste” du rapport à l’information pose un certain nombre de questions qui demanderaient un traitement particulier, au-delà de ces quelques lignes: la première concerne le rôle de l’information dans l’établissement, le maintien et le renforcement de la démocratie. Notons toutefois que l’accumulation d’informations offertes sur l’ensemble des supports médias provoque une “fatigue de l’information” qu’une étude récente réalisée en juin 2008 par Associated Press et The Context-Based Research Group a mis en évidence notamment l’aspect répétitif et négatif des informations publiées. Comme si le trop-plein d’information tuait l’information. Ce sentiment de “fatigue” n’est-il pas, au final, nuisible au débat démocratique et à l’engagement citoyen? La seconde concerne le danger d’une désinformation des acteurs sociaux ou de leur mésinformation lente. Une étude centrée sur la propension à l’engagement militant ou citoyen des principales catégories de “sur-informés” permettrait sans doute de dépasser quelques préjugés pessimistes en la matière.

Cependant, on ne peut laisser de côté que les médias sociaux, où le fonctionnement en communautés constitue un préalable, créent un rapport nouveau à la confiance liée à la transmission d’information. Les membres d’un média social qui reçoivent de l’information à partir du site ou du blogue d’un autre membre ont au minimum une propension positive à considérer cette information comme pertinente, en particulier, quand ils ont accepté cet interlocuteur comme ami ou comme correspondant officiel. L’acceptation dans sa liste personnelle d’interlocuteurs vaut alors comme règle essentielle de contrôle de l’information. L’autocensure sur le fond de l’information est alors remplacée par un contrôle a priori et non a posteriori sur l’origine de cette information. Dès lors, peut-on considérer que l’établissement de textes ou de normes valables au minimum pour un groupe professionnel, au maximum pour une société dans son ensemble, risque de devenir, du fait des médias sociaux, un mode comme un autre de la régulation? Il est probable que cette interrogation ouvre des champs nouveaux pour l’appréciation de l’évolution du “soft law” en liens avec les nouvelles pratiques communautaires sur Internet.

En France, l’opposition traditionnellement forte au communautarisme peut paradoxalement conduire à un questionnement plus important sur les garde-fous éthiques à mettre en place. La construction d’un corpus juridique particulier depuis 130 ans autour du droit administratif et la volonté de maintenir comme priorité les valeurs et les devoirs communs à la Nation constituent autant de lignes de défenses face aux formes modernes de régulation. Et les tentatives de légiférer restent souvent trop limitées aux problématiques globales de droits d’auteurs pour construire des formes renouvelées d’appréhension juridique des spécificités de création et de transmission d’information. Cependant, la multiplication des reprises d’informations issues des nouveaux médias sociaux par les médias traditionnels risque de conduire dans les années à venir à une mobilisation du législateur. Se posera alors la question de l’échelle de cette mobilisation : sera-t-elle toujours circonscrite au cadre national ou sera-t-elle directement portée au niveau communautaire?

La fin des années 90 du siècle précédent a été celle de l’affirmation d’une convergence du “software” et du “hardware” censée entretenir longtemps l’économie de la connaissance. De fait, les désillusions ont été grandes pour certains entrepreneurs sensibles à cette doxa et emportés par les troubles nés de la “normalisation” de la “bulle Internet”. Depuis plusieurs années, les recherches se sont multipliées sur les volumes de participants aux médias sociaux et sur les implications des médias traditionnels dans leur développement. Il n’en reste pas moins que le potentiel économique comparé de ces supports nouveaux reste à étudier. Compte tenu de la vie souvent brève de certains réseaux, cette étude devra se concevoir sur une mise à jour régulière et sur un temps d’analyse suffisamment long pour être pertinente.

Plus globalement, c’est en fait tout le métasystème des médias sociaux qui pourrait être petit à petit analysé dans ses composantes essentielles: mise en place d’une organisation à la fois très complexe et très flexible, transformation des lecteurs en enquêteurs permanents du contenu publié, mise en place concomitante d’outils de collaboration de court et de long terme. Les premières pistes envisageables ne manquent pas.

Dans ce contexte, il n’est d’ailleurs pas sûr que réapparaisse une spécificité hexagonale. Si notre étude a en effet mis en avant quelques éléments affirmant timidement une “exception française” dans les médias sociaux, en particulier dans les conditions encadrant leur origine, il y a fort à parier que dans le domaine de l’organisation de leur production et de la création de valeur, une dimension déterritorialisée, répondant à l’idéal initial d’Internet, prenne finalement le dessus.

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À propos des auteurs

Ghislain Deslandes est Professeur Associé à ESCP Europe, rattaché au département des Sciences Juridiques Economiques et Sociales, où il est directeur scientifique du MS Médias depuis 1997. Docteur en philosophie, diplômé en sciences de gestion et en études des médias, ses recherches s’inscrivent naturellement dans ces trois champs de référence, notamment autour de sujets d’études pluridisciplinaires mêlant management et philosophie, management et étude des médias, sciences de l’information et de la communication et philosophie. Il est l’auteur de plusieurs articles, cas pédagogiques et conférences, ainsi que du livre Le Management des Médias, Coll. Repères, La Découverte (2008).

Laurent Fonnet est Directeur-Associé de MCG (Media Consulting Group) depuis mars 2008 et chargé de cours en “économie de la télévision” à l’Université Paris I (Sorbonne), Sciences Po Paris, ESCP Europe, INA Sup depuis 1993. Docteur en économie, ingénieur Supélec, il a passé dix-huit ans au sein du Groupe TF1, notamment comme secrétaire général de l’Antenne, directeur de la programmation de la chaîne TF1 et directeur général de chaînes thématiques comme TMC, TF6 et Série Club. Il est l’auteur d’ouvrages et de cas pédagogiques consacrés à l’étude des programmes télévisuels et à leur management.

Antoine Godbert est Professeur Affilié au Département Sciences Juridiques Economiques et Sociales d’ESCP Europe où il a été directeur scientifique du MS Médias de 1991 à 1997. Diplômé de l’ENA (École Nationale d’Administration) et de l’ENS (École Normale Supérieure), il est agrégé de géographie. Actuellement conseiller diplomatique du Ministre de l’éducation nationale, ses recherches sont consacrées à la géopolitique, et plus généralement aux sciences sociales et politiques.

Pour citer cet article:

Deslandes, Ghislain, Fonnet, Laurent & Godbert, Antoine. (2009). Éthique des médias sociaux et économie de la participation: Vers une nouvelle approche éditoriale? Une étude comparative. Global Media Journal -- Canadian Edition, 2(1), 41-61.

Annexe 1

Tableau comparatif des sites

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